ANALYSES

Un tournant politique en Turquie

Tribune
2 avril 2024


Un contexte politique singulier

Les élections municipales du 31 mars 2024 en Turquie s’inscrivent dans un contexte politique qu’il s’avère nécessaire de resituer. On se souvient qu’en dépit de nombreuses prévisions annonçant leurs défaites, Recep Tayyip Erdoğan et le Parti de la justice et du développement (AKP) avaient remporté les élections présidentielle et législatives de mai 2023. Certes au prix du passage par un second tour à la présidentielle pour le premier et le recours à une coalition afin d’obtenir la majorité parlementaire pour le second.

Paramètre qui avait été sous-estimé, nous avions constaté à l’époque que sur les 30 plus grandes villes du pays, 18 d’entre elles avaient voté pour le candidat de l’opposition et que les régions qui s’étaient majoritairement portées pour ce dernier produisaient environ 66 % du Produit intérieur brut (PIB) de la Turquie. En un mot, les zones les plus urbanisées et les plus productives du pays semblaient graduellement se détourner de Recep Tayyip Erdoğan et votaient pour l’opposition.

On se souvient aussi que dès le soir du second tour, le 28 mai 2023, tout juste auréolé de sa victoire, Recep Tayyip Erdoğan prononçait un discours où il indiquait explicitement la nécessité de se projeter vers l’avenir et de reconquérir Istanbul. L’objectif était clairement fixé et confirmait que le président turc n’avait toujours pas digéré la cinglante perte de la principale ville du pays lors des élections municipales de 2019.

Istanbul, enjeu central

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la métropole stambouliote, peuplée de 16 millions d’habitants, concentrant environ 30 % du PIB du pays aiguise les appétits. « Qui gagne Istanbul gagne la Turquie », est-il commun d’entendre sur les rives du Bosphore… C’est ainsi son élection comme maire d’Istanbul en 1994 qui a fourni à Recep Tayyip Erdoğan un véritable coup d’accélérateur politique à sa carrière et lui a donné une dimension nationale. En outre, dans un pays où l’essentiel du pouvoir est dorénavant détenu par un seul homme, ce dernier considère incongru que la principale ville du pays soit dirigée par le principal parti d’opposition, d’autant que les deux autres plus importantes métropoles du pays, Ankara et Izmir, étaient elles aussi dirigées par le très kémaliste Parti républicain du peuple.

Outre la charge politique et symbolique de la ville, l’administrer constitue une manne financière d’importance avec un budget avoisinant les 6 milliards d’euros. Dans un système où la plupart des partis recourent massivement au clientélisme une telle ressource est d’une importance avérée.

C’est donc pour ces quelques raisons, et parce que Recep Tayyip Erdoğan l’a voulu ainsi, que la polarisation sur Istanbul a donné un caractère quasi-référendaire aux élections municipales de 2024. S’investissant beaucoup dans la campagne électorale, notamment à Istanbul, il indiquait clairement l’importance accordée à ce scrutin local. Mais en faisant investir un candidat, Murat Kurum, manquant singulièrement de notoriété et de charisme pour ne pas favoriser une personnalité susceptible de lui faire de l’ombre en cas de victoire, il commettait une erreur. Le choix s’est en effet avéré contreproductif, car incapable de faire face à la popularité, au savoir-faire et à l’énergie du maire sortant, Ekrem Imamoğlu, finalement réélu triomphalement avec plus de 51 % des suffrages exprimés. Dans le même mouvement, remportant 26 des 39 arrondissements du Grand Istanbul, c’est-à-dire 12 de plus qu’en 2019, il n’aura plus à subir les blocages que l’AKP n’a cessé de multiplier depuis cinq ans.

Une nouvelle carte politique en Turquie

Non content de remporter Istanbul, le Parti républicain du peuple (CHP) atteint un score électoral qu’il n’avait pas réalisé depuis… 1977 ! Il gagne, ou est réélu, dans les cinq plus grandes villes du pays (Istanbul, Ankara, Izmir, Bursa, Antalya) et surtout remporte 37,74 % des suffrages au niveau national (30,07 % en 2019).

A contrario, pour la première fois depuis sa création en 2001, l’AKP n’est plus le premier parti en nombre de voix. Il obtient 35,49 % des suffrages exprimés contre 44,42 en 2019.

Le CHP remporte 35 provinces ; l’AKP 24 ; le Parti de la démocratie et de l’égalité des peuples (DEM, parti kurdiste) 10 ; le Parti d’action nationaliste (MHP, nationaliste allié de l’AKP) 8 ; le nouveau parti du Bien-Etre (YRP, Nouveau parti du bien-être, islamiste d’opposition) 2 ; le Bon parti (IP, nationaliste d’opposition) 1 et le Parti de la grande unité (BBP islamo-nationaliste, allié de l’AKP) 1.

La défaite est rude pour l’AKP qui depuis son accession au pouvoir en 2002 avait emporté tous les scrutins successifs, 16 au total. Étonnement Recep Tayyip Erdoğan reconnaissait dès dimanche soir sa défaite tout en prenant soin de préciser que ces résultats ne constituaient pas une fin mais un tournant.

Une chose est certaine c’est que le président en exercice et son parti l’AKP ont connu leur période la plus faste et que le moment à venir s’annonce complexe pour eux. Constatant l’incapacité de l’exécutif à résoudre les difficultés économiques, une partie de son électorat ne s’est pas déplacé aux urnes puisque le taux de participation n’est que de 76,5 %, ce qui est faible pour la Turquie. Une autre a décidé de voter pour le Nouveau parti de la prospérité (YRP) incarnant une rigoureuse vision de l’islam politique, notamment en matière de justice sociale. Ce n’est au passage pas le moindre des paradoxes que ce parti soit dirigé par Fatih Erbakan, fils de Necmettin Erbakan qui fut en son temps le principal promoteur et dirigeant de l’islam politique en Turquie et l’un des principaux mentors de Recep Tayyip Erdoğan quand ce dernier était un jeune militant islamiste. Ce parti a aussi gagné des voix en raison de ses critiques à l’égard de la politique de Recep Tayyip Erdoğan concernant l’État d’Israël. Partageant certes les critiques radicales de ce dernier contre Tel-Aviv, il a néanmoins vivement dénoncé la persistance des relations économiques turco-israéliennes assumée par l’AKP. Thème qui a probablement permis de capitaliser quelques centaines de milliers de suffrages en sa faveur pour atteindre 6,19 %.

Le CHP se trouve pour sa part dans une position symétriquement inverse et jouit d’une dynamique ascendante. Réalisant son meilleur score électoral depuis près de cinquante ans, c’est lui qui incarne l’opposition à l’AKP et le maire réélu d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, se pose désormais sans conteste comme l’adversaire numéro un du président en exercice. Il est à noter que les cinq autres partis qui composaient l’alliance des oppositions l’année passée aux élections présidentielle et législatives sortent littéralement laminés du scrutin municipal de cette année. C’est donc le CHP qui, s’imposant aujourd’hui, devra faire ses preuves demain lors des prochaines échéances électorales. Pour cela il devra certainement refonder une partie de son logiciel politique, notamment à propos de la laïcité et de la question kurde.

Sur ce dernier point, DEM, le parti kurdiste, maintient sa base électorale dans le Sud-Est de la Turquie en confirmant son élection dans la plupart des grandes villes de la région. On constate a contrario qu’il réalise des scores beaucoup plus modestes dans les grandes villes de l’ouest du pays indiquant que son électorat a voté utile et a reporté ses voix sur les candidats du CHP.

Des échéances politiques sous tension

Ces quelques paramètres indiquent une modification substantielle des rapports de force politiques en Turquie. Pour autant l’avenir n’est pas écrit. Recep Tayyip Erdoğan reste fermement à la tête du pays et s’appuie sur un régime présidentiel taillé à sa mesure. Il possède toujours une majorité parlementaire, contrôle une grande partie des médias et de l’appareil judiciaire.

Les résultats du 31 mars sont pour autant d’une importance capitale et expriment un véritable tournant. L’opposition est face à ses responsabilités. Elle peut s’appuyer sur la dynamique créée mais se devra d’éviter les erreurs qui ne manqueraient pas d’être immédiatement exploitées par le président en exercice dont nous savons qu’il possède un sens tactique d’une efficacité redoutable et une extraordinaire réactivité. Rien ne permet d’être certain que la date des prochaines échéances électorales constitutionnellement prévue en 2028 sera in fine respectée.
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